Rencontre avec Élodie Frémont, diététicienne engagée
À l’occasion de la Journée mondiale des troubles du comportement alimentaire, célébrée chaque 5 juin, Harmony Csopaki, orthophoniste et co-gérante de Calipeton Formations, s’est entretenue avec Élodie Frémont, diététicienne et présidente du groupe de pilotage TCA de la CPTS Gwened. Ensemble, elles nous éclairent sur cette problématique complexe, souvent mal comprise, mais qui concerne un nombre croissant de personnes.
Un engagement personnel et professionnel
Élodie Frémont n’a pas toujours exercé en tant que diététicienne. Son parcours a débuté dans l'industrie pharmaceutique, loin du lien direct avec les patients. C’est cette absence de relation humaine qui l’a poussée à se réorienter vers la diététique. Très vite, elle s’est intéressée aux troubles du comportement alimentaire (TCA), motivée par la volonté d’aider des personnes confrontées à des souffrances profondes dans leur quotidien alimentaire.
En tant que femme ayant grandi dans une société influencée par le culte du corps parfait, véhiculé par les médias, les jouets, les figures publiques ou les réseaux sociaux, Élodie a été sensibilisée à l’impact de ces normes sur l’image corporelle. Même sans avoir souffert de TCA, elle comprend de l’intérieur la pression exercée, dès l’enfance, pour correspondre à des standards irréalistes.
Quels sont les principaux troubles du comportement alimentaire ?
Il existe plusieurs types de TCA, mais trois formes principales sont les plus souvent rencontrées en consultation :
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L’anorexie mentale : caractérisée par un amaigrissement important et une restriction alimentaire sévère, souvent accompagnée d’une image corporelle déformée. Cette forme est la plus visible physiquement.
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La boulimie nerveuse : plus difficile à détecter car souvent invisible à l’œil nu. Elle se manifeste par des épisodes de compulsions suivies de comportements compensatoires (vomissements, jeûnes, hyperactivité).
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L’hyperphagie boulimique : concerne fréquemment des patients en surpoids ou en obésité. Ces épisodes de compulsions alimentaires ne sont pas suivis de compensation, ce qui la rend également plus difficile à diagnostiquer.
Des chiffres sous-estimés
Selon les données de la Fédération Française Anorexie Boulimie, environ 900 000 personnes seraient touchées par un TCA en France. Toutefois, ce chiffre est largement sous-estimé. Les études disponibles datent souvent de plusieurs années, et de nombreux cas ne sont jamais diagnostiqués.
La pandémie de Covid-19 a accentué la prévalence des TCA : isolement, stress, prise de poids, pratiques alimentaires restrictives… Autant de facteurs qui ont contribué à leur apparition ou leur aggravation. On estime par ailleurs que 30 à 50 % des personnes en situation d’obésité ont présenté un TCA à un moment de leur vie, sans nécessairement avoir été identifiées comme telles.
Peut-on guérir d’un TCA ?
Un TCA n’est pas systématiquement chronique, mais il peut le devenir s’il n’est pas correctement pris en charge. Certains patients peuvent alterner entre plusieurs types de troubles tout au long de leur parcours de vie. Les récidives sont fréquentes lorsque les facteurs de vulnérabilité n’ont pas été identifiés et traités (manque d’estime de soi, troubles de l’image corporelle, traumas, etc.).
Mais le message est clair : on peut s’en sortir. Avec une prise en charge adaptée, pluridisciplinaire et individualisée, la guérison est possible.
À quel âge les TCA apparaissent-ils ?
Les troubles du comportement alimentaire peuvent survenir à tout âge, mais ils débutent souvent à l’adolescence, période charnière de transformation du corps et de construction de l’identité. Toutefois, des cas de TCA apparaissent de plus en plus tôt, parfois dès 6 ou 7 ans, en lien avec des préoccupations précoces autour de l’image corporelle.
La pression familiale, les critiques autour du poids ou du corps, et l’exposition à des modèles stéréotypés peuvent contribuer à l’émergence précoce de ces troubles. Les récidives à l’âge adulte sont également fréquentes.
Quels signes doivent alerter ?
Que l’on soit parent, éducateur, ou professionnel de santé, certains signes doivent éveiller notre vigilance :
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Variations de poids importantes, qu’il s’agisse de perte ou de prise rapide
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Isolement social, notamment pendant les repas
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Rituels alimentaires étranges : découpe minutieuse des aliments, refus de certaines textures ou familles d’aliments
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Refus de manger avec les autres
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Hyper-contrôle : comptage de calories, obsession pour les « aliments sains »
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Discours négatif sur son corps, auto-dévalorisation
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Port de vêtements amples pour masquer le corps
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Signes physiques : plaies aux mains (vomissements), gonflement des joues, fatigue, troubles digestifs inexpliqués
Ces manifestations peuvent être progressives ou soudaines, et apparaître chez les enfants, adolescents ou adultes.
Une pathologie souvent banalisée
Parmi les idées reçues les plus tenaces, Élodie Frémont cite notamment celle-ci :
« Les TCA, ce n’est pas compliqué, il suffit de manger. »
Ce type de croyance banalise la souffrance des personnes concernées. Le TCA n’est pas un caprice ni un manque de volonté. Il s’agit d’un trouble psychique, reconnu comme une pathologie à part entière, qui nécessite une prise en charge globale. Manger ne suffit pas. Le rétablissement est un processus long, qui implique une approche pluridisciplinaire, incluant nutrition, accompagnement psychologique, et souvent un suivi médical coordonné.
Manger, ce n’est pas “juste” manger
L’un des grands malentendus autour des troubles du comportement alimentaire (TCA) réside dans la banalisation de l’acte de manger. Combien de fois entend-on : “Il suffit de manger” ? Cette phrase, souvent prononcée avec bonne intention, peut au contraire s’avérer délétère. Elle nie la complexité des TCA, notamment l’étayage psychologique et affectif nécessaire à l’acte alimentaire. Pour les enfants et adolescents concernés, manger n’est pas un acte anodin. Il demande un soutien constant, souvent insuffisamment apporté lorsque l’entourage considère la situation comme simple ou passagère.
Cette forme d’incompréhension réduit les capacités de soutien du cercle familial et peut même accentuer le repli du jeune. L’absence de flexibilité, d’écoute et de positivité dans l’accompagnement peut alors aggraver la chronicité de la pathologie.
La phase de “lune de miel” : une illusion trompeuse
Au début de la maladie, de nombreux patients traversent une phase dite de “lune de miel”. Cette période initiale donne l’illusion au jeune qu’il parvient enfin à exercer un contrôle sur son corps et son environnement, ce qui peut même être perçu comme une réussite personnelle. Le fait de ne pas manger devient alors une source de fierté, un accomplissement. Cela renforce le déni de la maladie et complique considérablement la prise en charge.
Ce phénomène est d’autant plus complexe que l’entourage, y compris soignant, peut passer à côté de cette illusion initiale, contribuant parfois, malgré lui, à renforcer le trouble.
Tous les TCA ne sont pas synonymes d’anorexie visible
Autre idée reçue : les troubles alimentaires se résumeraient à l’anorexie mentale et à des corps émaciés. En réalité, la majorité des TCA ne se voient pas. La boulimie et l’hyperphagie sont plus fréquentes et touchent souvent des personnes ayant un poids normal, voire en situation de surpoids ou d’obésité. Cela complexifie la reconnaissance sociale et médicale du trouble. Pire encore, dans une société où les injonctions à la minceur sont omniprésentes, ces personnes se voient renforcées dans leur comportement pathologique par des conseils parfois délétères : “Mange mieux, fais du sport.”
Le danger ici est double : invisibilisation du trouble et culpabilisation de la personne souffrante.
Adolescence : une période propice à l’émergence des TCA
L’adolescence constitue une période charnière. C’est un moment de bouleversements psychiques, hormonaux et sociaux. Dans cette phase de construction identitaire, le rapport au corps est central. Les jeunes cherchent à se différencier de leurs parents, à s’affirmer, parfois en opposition. Cette dynamique peut renforcer le contrôle alimentaire comme marque de pouvoir sur soi-même.
Mais ce contrôle peut également être mimétique. Une mère très préoccupée par son poids ou un père critique vis-à-vis de l’apparence physique de sa fille peuvent inconsciemment semer les graines du trouble. Il ne s’agit en aucun cas de blâmer les parents, car les TCA sont multifactoriels, mais de rappeler que l’environnement familial peut jouer un rôle, à la fois prédisposant et aggravant.
Le rôle crucial de l’écoute et de la bienveillance
Pour les parents comme pour les professionnels de santé, l’essentiel est d’accueillir la parole du jeune. Un adolescent qui verbalise un mal-être corporel dans un monde saturé de normes est un adolescent qui doit être entendu. L’écoute active, sans jugement, est une pierre angulaire de la prévention.
Pour les soignants, cela suppose une posture bienveillante et contenante, capable de créer une alliance avec le patient et ses proches. Car tout jugement, même implicite, peut être intériorisé par le jeune ou mimé par le parent, compromettant le processus de soin.
L’apport des thérapies familiales systémiques
La prise en charge des TCA ne se limite pas à l’individu. Elle gagne à intégrer le système familial. Les thérapies familiales systémiques se sont révélées particulièrement efficaces. Elles permettent de mobiliser l’ensemble des membres de la famille dans la compréhension et la lutte contre la maladie. Ce travail en système est d’autant plus pertinent que les repas — moments critiques — sont quotidiens, et les interactions familiales omniprésentes.
Comprendre les facteurs prédisposants
Parmi les nombreux facteurs de risque identifiés, plusieurs concernent les compétences psychosociales : estime de soi, perfectionnisme, besoin de contrôle, rigidité émotionnelle. Ces traits, parfois hérités de l’enfance, constituent le terrain propice au développement d’un TCA. Le traumatisme, notamment, est un facteur déclenchant fréquent, mais il agit toujours sur un terreau déjà vulnérable.
D’autres facteurs incluent :
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Le mimétisme familial (par exemple : régime constant chez un parent).
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Les remarques blessantes à l’école ou dans le cadre médical.
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La grossophobie, consciente ou non, vécue dès l’enfance.
Tous ces éléments forment un réseau complexe qui rend chaque situation unique. Une prise en charge adaptée doit en tenir compte.
Le bilan et la prise en charge : bâtir l’alliance thérapeutique
Pour Élodie, diététicienne spécialisée, la priorité en début de prise en soins est de construire une alliance thérapeutique. Si un adolescent pousse la porte d’un cabinet — souvent sous l’impulsion parentale — c’est une occasion à ne pas manquer. Mais si le lien de confiance ne se crée pas, le suivi n’aboutira pas. Parfois, ce n’est pas une question de compétence, mais d’adéquation entre le patient et le thérapeute.
Une prise en charge pluridisciplinaire, progressive et individualisée
L’approche pluridisciplinaire est essentielle. En plus de l’accompagnement nutritionnel, il est indispensable de traiter les causes profondes :
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Estime de soi,
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Traumatismes,
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Comportements perfectionnistes ou rigides.
Sans quoi, les risques de rechute sont importants, même après une amélioration de l’état nutritionnel. Le rythme du soin doit être adapté à chaque patient : progressif si possible, mais parfois plus direct en cas de danger aigu, car rappelons-le, les TCA sont des pathologies potentiellement mortelles.
Une équipe de soins en cohérence
La coordination entre professionnels est capitale. Le trépied recommandé par la Haute Autorité de Santé (HAS) comprend :
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Un médecin généraliste, pivot de la coordination et du suivi somatique.
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Un psychologue ou psychiatre, pour l’accompagnement psychique.
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Un diététicien-nutritionniste, pour la rééducation alimentaire.
Selon les besoins, d’autres professionnels peuvent intervenir :
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Kinésithérapeute ou APA pour les troubles liés à l’activité physique.
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Psychomotricien ou ergothérapeute pour les troubles du schéma corporel ou de la perception.
L’importance de la pair-aidance et des réseaux associatifs dans les TCA
Dans le parcours de soin des personnes atteintes de troubles des conduites alimentaires (TCA), la pair-aidance joue un rôle souvent sous-estimé mais essentiel. Comme l’explique Élodie, les paires aidants — ces personnes ayant traversé la maladie et qui accompagnent d’autres patients — peuvent véritablement servir de pont entre le monde médical et les malades. Leur vécu leur permet de traduire un langage médical parfois complexe et d'accompagner les patients dans des décisions souvent difficiles.
Des associations locales et nationales renforcent ce maillage d’aide et d’information. La Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB), bien que n'étant pas une association de patients, joue un rôle central en matière de sensibilisation, notamment à travers des webinaires. En 2025, la thématique de la famille est mise à l’honneur à l’occasion de la journée mondiale des TCA, soulignant l’approche systémique de ces troubles.
Sur le terrain, deux associations se distinguent en Bretagne :
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SAB 56 (Solidarité Anorexie Boulimie 56) : axée sur la pair-aidance, elle propose notamment des groupes de parole pour patients et proches. Ces espaces d’échange permettent une meilleure compréhension des vécus partagés.
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AAB West (Association Anorexie Boulimie Ouest) : orientée vers la proche-aidance, cette structure créée par des parents agit comme un relais d’informations, en mettant en lien les familles avec des professionnels spécialisés ou des dispositifs de prise en charge.
Ces structures permettent de créer du lien humain, local, concret, si nécessaire dans le processus de rétablissement.
Les freins à la prise en charge : un regard lucide
Lorsqu’il s’agit de repérer les freins à la prise en charge des TCA, plusieurs obstacles se dessinent.
1. La barrière financière
Le manque de remboursement des consultations diététiques constitue un frein majeur. Les prises en charge sont longues, parfois sur plusieurs mois, et représentent un investissement financier important, difficilement accessible à certains foyers. Élodie évoque ici les initiatives solidaires, comme les tarifs adaptés, mais souligne que cela reste une solution limitée.
2. La fragilité de l’alliance thérapeutique
Sans confiance mutuelle, impossible de construire un accompagnement efficace. Il est essentiel que le soignant soit à l’écoute et accepte de laisser partir un patient vers un autre professionnel si l’alliance ne se crée pas. La thérapie des TCA exige de déconstruire des schémas profondément ancrés. Sans lien de confiance, ce travail devient vain.
3. Le manque de continuité entre ville et hôpital
Un autre frein souvent rencontré est celui de la rupture de parcours à la sortie de l’hôpital. Beaucoup de patients ne poursuivent pas leur suivi en libéral, pensant être « sortis d’affaire ». Pourtant, les rechutes sont fréquentes, parfois sous des formes différentes. D’où l’importance d’une coordination fluide entre les structures hospitalières et les professionnels libéraux.
Bonne nouvelle toutefois : des projets sont en cours pour renforcer cette continuité. Un parcours de coordination autour des TCA va être mis en place sur le territoire nord-breton, à l’initiative de la CPTS (Communauté Professionnelle Territoriale de Santé), avec la collaboration des centres hospitaliers.
Se former pour mieux accompagner : ressources et formations
Pour les professionnels de santé souhaitant mieux comprendre ou accompagner les TCA, plusieurs ressources fiables sont disponibles.
Ressources accessibles
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Les ouvrages du Dr Alain Perroux, qui proposent des outils à la fois pour les praticiens et pour les familles.
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Le site de la FFAB, riche en contenus pédagogiques, notamment à l’occasion d’événements comme la journée mondiale.
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Les comptes Instagram de Doc TCA et du Dr Mantali (Hugo Saoudi), deux psychiatres proposant un contenu vulgarisé et fiable sur les TCA.
Diplômes universitaires (DU)
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Le DU FFAB axé sur les enfants et les adolescents.
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Le DU interuniversitaire Lille-Nantes-Montpellier, qui couvre à la fois la pratique hospitalière et libérale. Il est ouvert à tous les professionnels de santé.
Prévention et intervention scolaire : le Body Project
Un point essentiel soulevé par Élodie concerne la prévention des TCA, qui peut s’avérer risquée si mal menée. En effet, aborder ces troubles de façon maladroite peut parfois faire plus de mal que de bien. Cependant, un programme validé à l’échelle internationale semble faire ses preuves : le Body Project.
Mis au point aux États-Unis, ce programme agit en amont en travaillant sur :
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L’insatisfaction corporelle
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La baisse de l’estime de soi
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La critique des normes de beauté irréalistes
Grâce à la CPTS, une formation au Body Project est aujourd’hui proposée aux professionnels de santé souhaitant intervenir en milieu scolaire. Si vous êtes intéressé, de nouvelles sessions peuvent être organisées selon la demande.
Renforcer la vigilance collective autour des TCA : un message d’espoir
Une prise de conscience progressive
Le message final d’Élodie est empreint d’espoir et de mobilisation : aujourd’hui, les troubles du comportement alimentaire (TCA) sont de plus en plus visibilisés et pris au sérieux, tant dans le monde médical que dans la société civile. Cette évolution est essentielle. Elle permet aux professionnels comme aux familles d’être davantage alertés, formés, et outillés pour agir dès les premiers signes de souffrance.
Même si beaucoup reste à faire, cette dynamique collective – portée par les professionnels de santé, les associations, les institutions et les familles – marque un tournant important dans la reconnaissance et la gestion des TCA.
Un mot pour les jeunes : libérer la parole
Le mot de la fin d’Élodie s’adresse directement aux enfants et aux jeunes : parlez-en. Si vous sentez que votre rapport à la nourriture devient compliqué, que ce soit une peur, une obsession, un malaise ou un simple doute, confiez-le à quelqu’un. Peu importe à qui : un parent, un enseignant, un médecin, une infirmière scolaire, un camarade, une personne de confiance. Ce premier pas, aussi petit soit-il, peut être décisif pour éviter une aggravation et amorcer un accompagnement bienveillant.
Dans le monde d’aujourd’hui, il existe des oreilles attentives. Les TCA ne doivent plus être tabous. La parole est une clé puissante pour ouvrir la porte à la compréhension, au soin, et à la guérison.
Merci à Élodie pour ce témoignage généreux et éclairant, et pour son engagement quotidien auprès des personnes concernées par les TCA.
👉 Retrouvez les ressources, liens d’associations, programmes de formation et coordonnées mentionnés dans cet article dans les sections complémentaires du site ou via les publications à venir sur nos réseaux.
Pour toute question ou demande de contact autour de la thématique des TCA, n’hésitez pas à nous écrire.
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